Pourquoi les « indignés » ont raison
• Mis à jour le 24.10.11 | 19h30
par Pierre Larrouturou, membre du conseil politique d’Europe-Ecologie les Verts
En quelques semaines, le climat a changé. Début 2010, quand nous expliquions que la crise n’était pas finie et qu’une réplique plus grave encore était en préparation, nous étions à contre-courant du discours dominant : tout était sous contrôle ! Il y a cinq mois encore, nous étions « trop pessimistes » : le G8 de Deauville, fin mai, n’a pas consacré une minute à la crise financière !
Mais aujourd’hui, nul ne conteste la gravité de la situation : le président de l’Autorité des marchés financiers (AMF) affirme que nous risquons « un effondrement de l’ensemble du système économique mondial ». Quant à Nicolas Sarkozy, il expliquait récemment devant quelques députés qu’un tsunami menace nos économies : « Non pas une récession, comme en 2008-2009 mais un vrai tsunami. »
Il faudrait être aveugle pour ne pas voir les dangers : la dette totale des Etats-Unis atteint 250 % du PIB. Au premier trimestre, alors que la dette publique augmentait de 380 milliards de dollars (274,8 milliards d’euros) en trois mois, le PIB n’a augmenté que de 50 milliards. De plus en plus de dette pour de moins en moins de croissance ! La première économie mondiale est comme une voiture qui a besoin d’un litre d’huile tous les 300 mètres. A tout moment, elle peut casser une bielle et le moteur va exploser.
En Chine, la bulle immobilière a atteint deux fois la taille du maximum atteint par la bulle aux Etats-Unis avant la crise des subprimes. En 2009, pour éviter la récession, le gouvernement a ordonné aux banques d’accepter toutes les demandes de crédit qui leur parvenaient. En un an, on a injecté dans l’économie 44 % du PIB (30 % par le crédit privé, 14 % par la dette publique). Partout, on a construit… Partout, il y a pléthore d’immeubles vides. En avril, les prix de l’immobilier ont baissé de 5 %. C’est la première baisse en vingt ans. On a vu en Espagne ce que donne l’éclatement d’une telle bulle : le chômage a triplé en trois ans. Que va-t-il se passer en Chine, où il y a déjà 20 % de chômage et où les émeutes sociales sont de plus en plus violentes ?
La prochaine crise risque d’être plus grave que celle de 2008 car les Etats n’ont plus la capacité de venir au secours du système financier s’il subit un choc violent. Quand la banque Lehman Brothers est tombée, la panique n’a duré que quelques jours car le président George Bush et le secrétaire au Trésor Henry Paulson ont dit qu’ils mettaient 700 milliards de dollars sur la table. Le calme est revenu très vite parce que nul n’avait de doute sur leur capacité à payer ces 700 milliards, mais le choc a quand même provoqué une récession mondiale et des dizaines de millions de nouveaux chômeurs à travers la planète… Trois ans plus tard, personne ne sait comment le président Obama pourrait trouver 700 milliards de dollars si c’était nécessaire. Il faut donc éviter à tout prix d’en arriver là.
Nos politiques sont paralysés aujourd’hui car ils veulent « rassurer les marchés financiers », qui ont des demandes contradictoires : face à une croissance qui diminue dans les pays du G7 (0,1 % de croissance seulement au second trimestre, avant les crises de l’été !), faut-il entreprendre de nouveaux plans de relance jusqu’à être écrasés par la dette, ou faut-il voter des plans d’austérité et retomber en récession ?
Dans un contexte de chômage de masse, quel salarié peut négocier une augmentation de salaire ? Qui peut donner sa démission en espérant trouver assez vite un autre emploi ? La peur du chômage est dans toutes les têtes, et ce qui va aux salaires est tombé à un plus bas historique.
La question de la dette des Etats est très importante (entre 80 % et 90 % du PIB en France et en Allemagne), mais au lieu de bloquer les retraites et de couper dans le financement de la santé ou de l’éducation, ne faut-il pas utiliser tous les leviers fiscaux possibles pour récupérer une bonne part de la « dette des marchés », ces 150 % du PIB que les 0,2 % les plus riches doivent aux peuples de nos pays, si on considère que le partage entre salariés et actionnaires était juste et efficace dans les années 1970 ?
Les « indignés » ont raison : « Ceci n’est pas une crise, c’est une arnaque ! » Il ne s’agit pas ici de minimiser la responsabilité (ou l’irresponsabilité) des gouvernements et des citoyens, mais seulement d’apporter le diagnostic le plus complet possible de la situation. Car si le diagnostic est faux, il n’y a aucune chance qu’on parvienne à vaincre le mal.
Le 19 octobre à Francfort, la chancelière Angela Merkel affirmait qu’il fallait « attaquer la crise à la racine » au lieu de s’attaquer seulement aux symptômes. Elle a parfaitement raison ! Et les racines de la crise, c’est trente ans de chômage et de précarité. C’est à cause du chômage de masse que la part des salaires a tant diminué. C’est à cause du chômage, des petits boulots et des petits salaires que nos économies ont besoin de toujours plus de dette. Le chômage n’est pas seulement une des conséquences de la crise. Il en est l’une des causes premières.
Pour sortir de notre dépendance à la dette, il faut réguler les marchés et taxer les plus hauts revenus mais il faut surtout s’attaquer au chômage : c’est seulement en donnant au plus grand nombre un vrai emploi et une vraie capacité de négociation sur les salaires qu’on sortira durablement de la crise.
En 1944, avant de convoquer le sommet de Bretton-Woods qui allait reconstruire le système financier, Franklin Roosevelt organisait le sommet de Philadelphie, qui adoptait comme priorité absolue le respect d’un certain nombre de règles sociales : « Il n’y aura pas de paix durable sans justice sociale », affirmaient Franklin Roosevelt et les autres chefs d’Etat avant de définir des règles sur les salaires, le temps de travail et le partage entre salaires et dividendes… Des règles très concrètes, à respecter dans chaque pays comme dans le commerce mondial. Avant que les néolibéraux ne les démantèlent, ces règles ont permis trente ans de prospérité sans dette.
Bonne nouvelle ! Si ce sont des décisions politiques qui nous ont amenés à la crise, d’autres décisions politiques peuvent nous en sortir. La justice sociale n’est pas un luxe auquel il faudrait renoncer à cause de la crise. Au contraire ! Reconstruire la justice sociale est la priorité absolue, le seul moyen de sortir de notre dépendance à la dette. Allons-nous attendre qu’il soit trop tard pour agir ? Quand Franklin Roosevelt arrive au pouvoir, en 1933, il succède à Herbert Hoover, dont le surnom était « Do Nothing » (« ne fait rien »). Le but de Roosevelt n’est pas de « rassurer les marchés financiers » mais de les dompter ! Il lui suffit de trois mois pour mettre en oeuvre quinze réformes majeures.
Les actionnaires sont furieux et s’opposent de toutes leurs forces à la loi qui sépare les banques de dépôt et les banques d’affaires, comme ils s’opposent aux taxes sur les plus hauts revenus, mais le président Roosevelt tient bon. Les catastrophes annoncées par les financiers ne se sont pas produites. Et l’économie américaine a vécu avec ces règles pendant un demi-siècle. « We must act ! » répétait Roosevelt. Nous devons agir ! Hélas, depuis 2008, nos dirigeants font preuve d’une inertie aux conséquences dramatiques. Si l’Europe avait créé une taxe Tobin fin 2008, au plus fort de la première crise financière, elle aurait déjà rapporté entre 200 et 600 milliards d’euros, selon les différents scénarios en débat à Bruxelles.
Avec une telle cagnotte, le Parlement européen aurait réglé la crise grecque en quelques semaines sans demander le moindre effort aux citoyens et sans attendre le feu vert de seize Parlements nationaux. Et ce qui n’était qu’un problème modeste à l’origine (coût estimé à 50 milliards d’euros en 2009 et 110 milliards aujourd’hui) n’aurait jamais pris les proportions que la crise grecque a prises depuis quelques semaines. Le principe d’une taxe Tobin a été adopté par le Parlement européen, droite et gauche confondues, mais il est toujours « en discussion » dans les méandres du Conseil européen, et les lobbies financiers font tout pour ralentir son adoption définitive… Nos dirigeants discutent encore quand les spéculateurs agissent avec toujours plus de rapidité et d’efficacité. Qu’attendons-nous pour créer enfin cette taxe et rassurer le peuple allemand et les autres peuples d’Europe ?
C’est la dernière fois qu’on leur a demandé un effort ! Dorénavant, ce sont ceux qui ont accaparé des sommes considérables depuis trente ans qui seront mis à contribution pour abonder le Fonds européen de stabilité. Il faut dire la vérité : vu l’énormité des déséquilibres accumulés aux quatre coins de la planète, nous n’éviterons pas une nouvelle crise. La seule question qui se pose (mais elle est fondamentale !) est de savoir si cette crise se traduit seulement par quelques grosses turbulences, qui sont l’occasion de renforcer notre cohésion nationale, de construire enfin une Europe politique et d’humaniser la mondialisation, ou si elle est semblable au tsunami dont parle Nicolas Sarkozy. Un tsunami qui provoque l’effondrement de pans entiers de nos sociétés.
Vu l’interdépendance de nos économies et vu la mobilité des capitaux, il est évident que les décisions qui seront prises – ou ne seront pas prises – par le G20 de Cannes, début novembre, sont d’une importance cruciale. Il reste bien des leviers disponibles au niveau national et au niveau européen, mais une action concertée au niveau international aurait une tout autre efficacité.
Le G20 va-t-il enfin déclarer la guerre à la spéculation et à l’injustice sociale ? Ce G20 va-t-il retrouver l’esprit de Philadelphie et être à l’origine d’un sursaut de coopération et de justice sociale, ou restera-t-il dans l’histoire comme un sommet de mensonges et de lâcheté, comme les accords de Munich à l’automne 1938 ? Le G20 va-t-il vouloir encore « rassurer les marchés financiers » ou va-t-il enfin décider de les remettre à leur place ?
En France, toute la gauche a les yeux rivés sur l’élection de 2012. Cette élection est fondamentale, mais si le système économique s’effondre d’ici là, si l’analyse néolibérale s’impose dans le débat public et si les populismes se nourrissent du désespoir, rendant inaudible tout discours rationnel, la gauche aura la tâche encore plus difficile pour sortir de la crise.
L’économie mondiale n’est pas calée sur mai 2012. Vu la vitesse à laquelle la situation peut se dégrader, la présidentielle française est encore loin. Le devoir de la gauche est donc de dire toute la vérité et de peser avec force dans chaque débat, sur chaque décision. Tel est le sens de l’appel que nous venons de lancer (www.poureviterleffondrement.fr). Dès le G20 de Cannes et dans les prochains mois, les citoyens peuvent montrer qu’ils ne relâcheront pas la pression sur leurs dirigeants. Il n’est plus l’heure de parler mais d’agir. Pour que le G20 se donne les moyens de reconstruire la justice sociale, pour éviter l’effondrement de nos sociétés, soyons le plus nombreux possible à le signer et à le diffuser autour de nous.